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dimanche 7 mars 2010

Des êtres inanimés que l’on divinise


Archéologie de la notion de fétichisme. Le terme est forgé par Charles de Brosses en 1760 dans Du culte des dieux fétiches. Deux extraits qui augurent de la valeur critique que prendra le terme un siècle plus tard, chez Stirner puis Marx.



Voyant les Africains adorer des statuettes et leur prêter la capacité de changer le cours du destin, les colons Portugais avaient forgé le terme de feitiço - issus du latin facticius : destin – pour désigner leurs objets de culte. Dans le premier extrait qui suit Du culte des Dieux Fétiches en 1760, Charles de Brosses (1709-1777) créé le néologisme fétichisme, apposant cette terminaison en –isme à ce qui n’était encore que l’objet adoré. Ce faisant, de Brosses passe de l’objet au sens social des pratiques mettant en jeu l’objet fétiche. Ainsi ces « façons de penser » à travers le culte d’animaux, d’être inanimés ou de choses divinisées apparaissent comme sujets.

« (…) le culte peut-être non moins ancien de certains objets terrestres et matériels appelés Fétiches chez les Nègres Africains, parmi lesquels ce culte subsiste, et que par cette raison j’appellerai Fétichisme. Je demande que l’on me permette de me servir habituellement de cette expression ; et quoique dans sa signification propre, elle se rapporte en particulier à la croyance des Nègres de l’Afrique, j’avertis d’avance que je compte en faire également usage en parlant de toute autre nation quelconque, chez qui les objets du culte sont des animaux, ou des êtres inanimés que l’on divinise ; même en parlant quelques fois de certains peuples pour qui les objets de cette espèce sont moins des Dieux proprement dits, que des choses douées d’une vertu divine, des oracles, des amulettes, et des talismans préservatifs : car il est assez constant que toutes ces façons de penser n’ont au fond que la même source, et que celle-ci n’est que l’accessoire d’une Religion générale répandue fort au loin sur toute la terre (…). », Charles de Brosses, Du culte des Dieux fétiches (1760), p. 10-11.

Ces réflexions sur le fétichisme prennent un tour ironique et cocasse dans le second extrait qui suit. L’auteur retournant le point de vue habituel, ethnocentré, nous livre le sentiment des natifs de Cuba à propos du culte de l’or des Espagnols. Ce passage dévoile le fétichisme des marchands Espagnols décelé et reconnu par les Barbares Cubains. Un effet miroir mettant en lumière le peu de modernité des modernes, un fétichisme inconscient et secret. Ce que n’aura pas manqué de relever un jeune journaliste du nom de Karl Marx. Il citera d’ailleurs la petite histoire dans un article pour la Gazette Rhénane le 3 novembre 1842.

« Il ne faut pas demander si les fusils ou la poudre à canon sont pour eux des Fétiches ou Manitous redoutables ; mais nulle Divinité de ce genre n’a été si funeste aux Sauvages que l’or, qu’ils croient certainement être le Fétiche des Espagnols, jugeant de l’espèce de leur croyance par la leur propre et par la profonde vénération qu’ils leur voyaient pour ce métal. Les Barbares de Cuba, sachant qu’une flotte de Castille allait descendre dans leur île, jugèrent qu’il fallait d’abord se concilier le Dieu des Espagnols, puis l’éloigner de chez eux. Ils rassemblèrent tout leur or dans une corbeille. Voilà, dirent-ils, le Dieu de ces étrangers, célébrons une fête en son honneur pour obtenir sa protection ; après quoi nous le ferons sortir de notre île. Ils dansèrent et chantèrent selon leur mode religieux autour de la corbeille, puis la jetèrent dans la mer. », Charles de Brosses, Du culte des Dieux fétiches (1760), p. 52-53.


Charles de Brosses,Du culte des Dieux Fétiches, Ginevra, Cramer, 1760, in-12. Œuvre consultable in extenso sur le site Gallica.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k106440f


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