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mercredi 24 mars 2010

Le capital Ubu

Extrait d'un texte de Gérard Granel (1930-2000, philosophe et traducteur, notamment de Wittgenstein, Gramsci et Heidegger) sur la forme, ou la 'nature', ubuesque du capital, illustré par Max Ernst.



« Ce n’est pas pour rien, en effet que, dans sa phénoménologie de l’argent (car c’en est une, il devient urgent de le reconnaître), Marx ne confond l’argent de la Forme-Capital (le capital dans son essence, ou comme il dit dans « sa formule développée ») avec aucune des trois espèces de « capitaux » qui forment le « capital » financier, le « capital » marchand et même le « capital » industriel. Le Capital proprement dit n’est réductible en effet à aucun des trois, ni à leur simple collection, bien que ces divers types de capitaux demeurent toujours les formes d’apparition sous lesquelles il se manifeste. S’il s’appelle la Forme-Capital, c’est parce qu’il ne s’agit pas là de sa forme apparente à la surface du marché, mais de cette forme qui est le « phénomène au sens de la phénoménologie », autrement dit la loi d’essence qui régit les apparences et qui, étant « forme » au sens cette fois du formel logique, ne saurait apparaître.

Le Capital « lui-même » est très exactement la loi de capitalisation croissante des capitaux réels, auxquels il est fondamentalement indifférent, sauf sous les aspects et dans la mesure où ils s’offrent comme une matière indéfiniment modifiable, pour ainsi dire « modelable » à volonté, pour cette puissance de bouleversement infini qui se dissimule sous le terme modeste, quasi philanthropique, de « production de la richesse ». Le bouleversement constant de toutes les formes d’apparition de la richesse en son sens moderne par la Forme-Capital qui en est l’essence se « manifeste » cependant elle aussi (j’y met des guillemets, parce que c’est aussi bien un des modes de sa dissimulation) sous l’aspect par lequel la forme industrielle envahit et bouleverse les deux autres formes apparentes, c’est à dire le commerce et la finance. Cette dernière commence en effet à se concevoir comme une industrie, qui propose fièrement (elle y voit en effet, et à juste titre , le signe même de sa « modernisation ») ce qu’elle appelle elle même des « produits financiers », évolution interne qui facilite sa propre « orientation vers la production » et sonne le glas des illusions jalousement entretenues par « la Banque » d’autrefois, prisonnière et gardienne à la fois de la « magie de l’or ». En quoi la finance ne fait que suivre une voie dans laquelle le commerce s’est depuis longtemps déjà engagé et où elle était obligée de le suivre. C’est une évolution déjà ancienne , en effet, et qui va bien au-delà de la prolifération « soudaine » des super-, puis des hyper-marchés (en attendant les « super-hyper »), que celle par laquelle le commerce, déjà mondial par essence , est en passe de devenir aussi un objet de la production moderne. Celle-ci ne cache même plus en effet son ambition de produire le commerce lui-même, si ubuesque que cette formulation ait pu paraître il y a encore peu de temps. (Et peut-être doit-elle être retenue en effet, mais pour d’autres raisons que la courte-vue des théories économiques de plus en plus rapidement obsolètes : retenue comme signe existential-historial de notre être au monde - pauvres nous !).

L’idée d’une production du commerce lui-même est cependant manifestement ce qui réunit à la fois le contrôle des matières premières /…/ le contrôle des tarifications au niveau mondial /…/ la dis-location des unités de production elles mêmes. /…/ce n’est pas un hasard, pour en revenir à Ubu (j’ai désormais la ferme intention, vous l’aurez compris, de ne plus perdre de vue ce personnage emblématique), si Max Ernst, dans l’une de ses peintures « résolument modernes » (pour parler comme Rimbaud – et je ne serais pas étonné que Wittgenstein doive son idée de « roue tournant à vide » à l’une des impossibles machines inventées par le peintre plutôt qu’à sa formation d’ingénieur, consacrée au contraire à ce qui est mécaniquement possible), ce n’est pas un hasard si Max Ernst n’a représenté Ubu ni comme « le Père » Ubu, ni comme Ubu Roi, mais bien sous les espèces d’une usine, toute en brique avec sa cheminée, la toile étant intitulée : Ubu Impérator. Car même si le véritable Impérium revient là aussi à la Forme-Capital et à elle seule, même si c‘est elle qui préside au perpétuel bouleversement de la réalité industrielle comme à celui de la finance et du commerce, il reste que la marchandise est d’abord produite, et qu’en ce sens la richesse se forme d’abord à l’usine. C’est donc sur le site de la production industrielle que nous devons retracer en premier lieu cet entrelacs de la technique moderne et du capital par lequel nous avons défini le monde moderne. »

Extrait de La production totale, publié in Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert', ed. Belin, Paris 2001. Et cité dans 'L'Im-monde mondial', Nicole Raymondis http://parolesdesjours.free.fr


Ubu imperator, Max Ernst, 1923

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