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mercredi 3 mars 2010

Reconfigurer le temps historique, Murthy sur Postone (2)


Voici la seconde partie de l’introduction de Viren Murthy à la réinterprétation de la théorie critique de Marx par Moishe Postone.

Dans la première moitié, il a tracé le chemin qu’entend se frayer Postone à travers les critiques des lacunes et des impasses du marxisme orthodoxe - fétichisme par ontologisation anhistorique de la catégorie travail -, des ‘théories’ post-modernes – fétichisme hors du temps de divers concepts, rendant toute compréhension des spécificités historiques impossible - et de la théorie critique de l’école de Franckfort – traitement subjectif de l’aliénation qui aboutit à la paralysie dans une sorte de scepticisme de la dialectique négative-.

Dans cette partie, Viren Murthy entre dans le cœur de la lecture postonienne de Marx, axée sur la relation, spécifique à la forme de vie capitaliste, entre temps historique et temps abstrait. Il élucide cette conception de la dynamique d’aliénation au sein du processus d’exploitation, en la confrontant à Georg Lukacs et aux critiques de Peter Osbourne et Christopher Arthur. Un éclaircissement de ce travail théorique qui aboutit à poser que le dépassement du mode de production capitaliste ne peut être que le mouvement réel d’abolition de ses catégories, l’abolition du travail salarié tout autant que la fin du capital.
Télécharger Reconfigurer le temps historique en pdf (Grand merci à Palim-psao)

Reconfigurer le temps historique
Interprétation de Marx par Moishe Postone

Introduction de History and Heteronomy: Critical Essays (UTCP Booklet 12, 2009)

par Viren Murthy

[suite...]

Critique de Postone par Peter Osborne.

Récemment, Peter Osborne a critiqué le concept de temps historique de Postone, de la façon suivante :
Postone est équivoque (au pire, simplement contradictoire) au sujet du temps historique. D'une part, il le traite occasionnellement de synonyme avec le temps concret, comme le temps des événements ; d'autre part, il le considére comme le résultat du rapport dynamique entre le temps abstrait (comme temps universalisant du capital) et le temps concret. Dans aucun cas, il ne le situe dans le cadre de l'ontologie complexe de l'humain ; ou ne le théorise par rapport au concept du temps lui-même.(2)

La critique d'Osborne devient claire une fois que nous revenons au passage suscité du livre de Postone : « Nous avons découvert qu'un dispositif du capitalisme est un mode dont le temps (concret) exprime le mouvement du temps (abstrait). » Osborne se rapporte à une ambiguïté du texte de Postone entre deux types de temps concrets, à savoir temps concret dans les sociétés pré-capitalistes, où le temps est une fonction des changements concrets, et le temps concret en tant que temps historique dans la société capitaliste. En bref, il affirme que Postone a deux définitions de temps historique dans le capitalisme : à la fois temps concret comme temps des événements et comme résultat d'un rapport dynamique entre temps abstrait et concret.

Dans la dernière phrase du passage cité ci-dessus, Osborne suggère que Postone n'a pas situé le temps concret ou historique dans l’ontologie de l'humain ou du concept de temps lui-même. Cette remarque montre qu'Osborne a mal compris le projet de Postone, et par conséquent il est utile de commencer par répondre à cette dernière demande, avant de travailler de nouveau sur les complexités sémantiques dans les formulations de Postone. Le projet de Postone évite explicitement des idées telles que « l'ontologie de l'humain » ou « le concept de temps lui-même », puisque son but principal est d’historiciser la production d'ontologie et du concept de temps. Il ne veut pas nier qu'il y a des éléments qui paraissent, à présent, universels à la condition humaine, mais ces éléments ne sont pas le point de vue d'une critique du capitalisme. D'ailleurs, Postone mettrait cette apparence et le type de continuité qu'elle présuppose dans les concepts du temps produits par le capitalisme.(3)

Le temps historique et le temps abstrait sont spécifiques à la dynamique du capitalisme, plutôt qu’éléments d'une ontologie transhistorique de l'humain. Pour Postone, il n'y a aucune dynamique historique de totalisation avant le capitalisme et par conséquent, on ne peut pas parler de temps historique à ce propos. D'ailleurs, alors que l'on pourrait arguer du fait qu'il y avait des exemples sporadiques de temps abstrait, tels le temps de la physique d'Aristote, un tel concept de temps ne s’est pas généralisé et ne s'est pas développé en un système de domination sociale avant l'avènement du capitalisme. Ainsi, dans l’optique de Postone, il est non seulement incorrect de se rapporter à un concept universel de temps pour la totalité de l'humanité, mais il est aussi probablement fallacieux de supposer que les sociétés pré-capitalistes ont eu un concept de temps gouvernant leurs divers modes de vie.

Par conséquent, pour comprendre les ambiguïtés associées à l'utilisation du terme de temps concret par Postone, il est utile de se concentrer sur le processus auquel il se réfère. Ce qui distingue le temps historique est précisément qu’il est lié à une augmentation de la productivité que les capitalistes provoquent par la production de plus-value relative. Le temps historique, ou le temps de la plus-value relative, est concret au sens qu'il ne peut pas être saisi par de pures déterminations abstraites telles que l'heure ; il se rapporte plutôt à la manière dont l'heure elle-même devient plus dense avec les avancées technologiques et de la productivité générale. Cependant, ce type de concrétude est unique puisque le mouvement de l'heure dépend de la médiation par le temps abstrait. Sans temps abstrait, il n’y aurait aucune association du tapis roulant dynamique aux contraintes liées au niveau du temps de travail moyen nécessaire. Cette norme abstraite contraint les entreprises soit à quitter les affaires soit à augmenter la productivité.

Ainsi, quand nous lisons l'expression de Postone, le mouvement du temps « peut être compris en tant qu'une sorte de temps concret », il est important de souligner ce qui est la « sorte » de temps concret ici. En bref, les types de temps concret dans le capitalisme et dans des sociétés pré-capitalistes sont qualitativement différents. Tout d'abord, dans les sociétés précapitalistes, le temps concret ne se rapporte pas à une totalisation dynamique, ni ne se rapporte à une tentative réfléchie de saisir une telle société. En effet, quand nous employons le terme « temps concret » pour décrire les pratiques liées aux sociétés pré-capitalistes, nous le faisons d’un point de vue extérieur à ces sociétés afin d'accentuer la spécificité historique du capitalisme. Dans les sociétés pré-capitalistes, le temps concret a souvent été lié aux divers systèmes symboliques, lesquels livrent la signification des événements et actions, telles que les changements saisonniers. Le temps historique dans le capitalisme, d'une part, est concret une fois comparé au temps abstrait, mais cette concrétude n'est pas vraiment une fonction des événements. En revanche, la concrétude du temps historique dans le capitalisme se trouve dans un processus d'augmentation de la productivité, et ce type de temps est aveugle et n’est pas lié de façon innée à un monde symbolique. D'ailleurs, contrairement au temps abstrait avec lequel nous interagissons au quotidien et utilisons pour placer nos rendez-vous, le temps historique est une dynamique qui forme nos vies sans que nous le notions comme tel.

Le temps historique dans le capitalisme est toujours déjà médiatisé par le temps abstrait, puisque dans le capitalisme, la richesse est médiatisée par la valeur. Postone discute du temps historique comme la face qualitative du temps parce qu'il représente la production des valeurs d’usage. Cependant, le temps historique nous apparaît en termes quantitatifs, comme augmentation de la quantité de valeurs d’usage ou comme augmentation de la vitesse de production. Cet écart nous renvoie à la possibilité de l'émancipation humaine. Postone note cette dialectique ne doit pas nécessairement toujours régir nos vies. Il affirme qu'on peut produire de la richesse sans la médiation de la valeur.

La dynamique dialectique [entre temps abstrait et historique],cependant, donne naissance à la possibilité historique que la production basée sur le temps historique peut être constituée séparément de la production basée sur le temps abstrait actuel – et que l'interaction aliénée du passé et du présent, caractéristique du capitalisme, peut être dépassée . [M. Postone, Temps, travail et domination sociale]

Comme dans le cas de son examen du temps concret dans le passage suscité, dans ce passage, on doit faire attention à éviter d'être dérouté par les ambiguïtés sémantiques liées au terme « temps historique ». Chez Postone, il n'y a pas de temps historique avant le capitalisme et, en son sein, le temps historique est précisément médiatisé par le temps abstrait. Dans ce cas, qu’est ce que serait une production basée sur le temps historique séparé de la production basée sur le temps abstrait ? En effet, si le temps historique est séparé de la contrainte liée au temps abstrait, il cesserait d'être temps historique tel que nous le connaissons. L'histoire ne serait plus un emballement dynamique de la production de plus-value ; elle deviendrait production pour l'usage médiatisé par le peuple contrôlant collectivement la production. En ce cas, l'histoire cesse d'être une totalisation et une dynamique d’aliénation qui commande les personnes ; dans la société post-capitaliste le peuple crée l'histoire ensemble.

D'ailleurs, la possibilité que les gens modifient collectivement le temps historique et le portent sous leur contrôle émerge à travers la dynamique d’aliénation du capital, en introduisant pour la première fois une médiation qui lie les personnes à travers le monde. Reconfigurer le temps historique implique un type de re-médiatisation des relations sociales à travers des alliances démocratiques plutôt que par une interdépendance aveugle dans le dos des producteurs. Il y a un certain nombre de conditions qui doivent se rencontrer avant que le peuple ne puisse modifier l'histoire. Par exemple, les gens devraient créer de nouvelles formes d'identité qui facilitent la coopération au-delà des Etats nations, qui ont conditionné l'histoire ces derniers siècles. Dans une certaine mesure, les bases pour de telles nouvelles formes d'identité sont déjà étendues parce que le capital est déjà une dynamique transnationale, qui agit comme le sujet de l'histoire. Mais ici encore, pour que les personnes nient le capitalisme, ils doivent prendre ce qui leur est donné sous la forme aliénée et le porter sous leur contrôle conscient. Ceci implique bien sûr d'établir de nouvelles institutions pour faciliter le type de coordination requis afin de stimuler et développer le contrôle collectif à grande échelle. Ce sont des thèmes qui dépassent la portée de cette introduction, mais je reviens maintenant à un thème principal de la lecture de Marx par Postone, à savoir le rôle de la classe ouvrière niant le capitalisme comme sujet de l'histoire.


Comment nie t-on le capitalisme ? :
La critique de Lukács par Postone et le rôle de la classe ouvrière.

La théorie de Postone du capitalisme nous montre la façon dont les contradictions du capitalisme produisent la possibilité d’un type différent de société, pas médiatisée par le travail ni le tapis roulant dynamique. Cependant, il n’est pas clair quel type de pratique politique est nécessaire pour réaliser une telle société. Postone passe beaucoup de temps à se distinguer des marxistes traditionnels, qui confirment la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire de l'histoire. Son but principal est de saisir le rôle de la classe ouvrière par rapport à la nature de l'histoire dans le capitalisme. Dans un essai récent sur Georg Lukács, il se concentre spécifiquement sur le problème de l'histoire et du temps par rapport à l'émancipation humaine. Il exprime ses critiques en citant le passage suivant de Lukács, dans Histoire et conscience de classe :
Cette image d'une réalité gelée qui néanmoins est rattrapée dans le mouvement fantomatique ininterrompu devient immédiatement significative quand la réalité est dissoute dans le processus dont l'homme est la force agissante. Ceci peut être vu seulement du point de vue du prolétariat parce que la signification de ces tendances est l'abolition du capitalisme et ainsi lorsque la bourgeoisie devient consciente d’eux, ce sera équivalent au suicide. [Lukács, Histoire et conscience de classe]

Postone contraste la position de Lukács de celle de Marx de la façon suivante.
La forme de médiation constitutive du capitalisme, dans l’analyse de Marx, provoque une nouvelle forme de domination sociale - qui soumet le peuple à des impératifs et contraintes structurelles impersonnelles et de plus en plus rationalisés. C'est la domination des personnes par le temps. Cette domination temporelle est réelle, pas fantomatique . [Moishe Postone, “The Subject and Social Theory: Marx and Lukács on Hegel,” dans History and Heteronomy (recueil dont ce texte est l’introduction)]

Les problèmes à interpréter le passage ci-dessus de Lukács et de la critique de Postone de celui-ci, sont compliqués par des choix malheureux dans la traduction anglaise de Lukács. Le passage ci-dessus de Lukács serait mieux traduit probablement par
Cette image de mouvement continu et de calme spectral devient significative quand ce calme est dissous dans un processus dont l'homme est la force agissante.(4)

En nous basant sur cette traduction, Lukács veut critiquer à la fois les dimensions mobiles et gelées du capitalisme d'un point de vue duquel l'homme est la force moteur. Mais comment devons-nous comprendre la question de savoir si cette domination temporelle est réelle ou spectrale ? Un regard plus attentif sur le passage montre que Lukács serait probablement d’accord avec Postone pour dire que la domination temporelle dans le capitalisme est à la fois réelle et spectrale.

En traduisant « gespenstischen » par fantomatique, le traducteur enfouit la manière dont Lukács s’appuie sur un passage précis du Capital de Marx. Lukács commence la première section de son essai, « Réification et la conscience du prolétariat » par les remarques suivantes.
L'essence de la structure marchandise a souvent été pointée. Sa base est qu'une relation entre personnes prend le caractère d'une chose et acquiert ainsi « une objectivité spectrale » (gegenständlichkeit de gespenstige). (5)

Ici l'objectivité spectrale du terme se rapporte à un passage du Capital de Marx, qui note qu’une fois que nous négligeons la valeur d’usage des marchandises,
tout ce qui reste dans chaque cas est la même objectivité spectrale (gespenstige Gegenständlichkeit), une pure gelée (bloße Gallerte d'eine) du travail humain indifférencié.
Ce travail indifférencié est précisément ce que Postone décrit comme travail abstrait, qui est la forme de travail qui médiatise la société capitaliste. « Le ‘travail abstrait’, comme fonction historiquement spécifique de médiation du travail, est le contenu, ou mieux, la ‘substance’ de la valeur ». 13 Dans ce contexte, nous pouvons arguer du fait que le point fondamental de Lukács recouvre ce qui précède dans ce passage du livre de Postone, où il affirme que le temps historique peut être constitué séparément du temps abstrait. Après tout, ceci devrait être une situation dans laquelle l'humanité devient la force d'entraînement de l’histoire, à la fois pour Lukács et Postone. La différence entre les deux se situe dans le fait que, pour Postone, le peuple devient moteur de l'histoire seulement lorsqu’il supprime le travail prolétaire, tandis que dans la perspective de Lukács, le prolétariat réalise ce but de l'humanité.

Postone souligne que le travail abstrait est la forme et le contenu de la valeur et, ainsi, affirme que le travail est inextricablement lié au capital. D'ailleurs, chez Postone parce que la caractéristique du principe fondamental du capital est la médiation par le travail, on ne peut pas simplement se fonder sur la classe ouvrière pour nier le capitalisme. Ainsi plutôt que réaliser le sujet de l'histoire comme travail, dans la perspective de Postone, les marxistes devraient viser à nier le sujet de l'histoire, à savoir le capital.

En d'autres termes, pour Postone, plus que le travail, le capital est sujet de l'histoire. Postone explique ce point en faisant une comparaison à l'esprit de Hegel :
Pour Hegel, l'Absolu, la totalité des catégories subjectives-objectives, se fonde par lui-même. Comme « substance » automobile qui est « Sujet », c'est la véritable causa sui aussi bien que le point final de ses propres développements. Dans le Capital, Marx présente les formes fondamentales de la société déterminée par la marchandise comme constituant le contexte social par des notions telles que la différence entre l'essence et l'apparence, le concept philosophique de substance, la dichotomie du sujet et de l’objet, la notion de totalité, et, au niveau logique de la catégorie de capital, le déploiement dialectique du subjet-objet identique.

Dans un certain sens, c'est un vrai retournement de Hegel qu’opère Marx dans son esprit, à la différence de Lukács qui remplace le sujet transhistorique d’Hegel, à savoir l'Esprit, par la classe ouvrière. Marx historicise la dynamique de l'esprit de Hegel, en affirmant que la logique que Hegel décrit est réellement la logique du capital. D'ailleurs, selon Postone, le capitalisme est seul à avoir une logique immanente de totalisation, que des penseurs et théoriciens du social transposent de manière anachronique à d'autres périodes afin de développer une « théorie globale de l'histoire ».

De la perspective de Postone, le capital est un sujet historique qui se comporte de plusieurs manières comme l'esprit de Hegel ; cependant, à la différence de l'esprit de Hegel, le capital est aveugle, se déplaçant vers la productivité croissante. Il est un sujet mais n'a pas de subjectivité, de connaissance, de conscience de soi ni de telos. Récemment, Christopher J. Arthur a expliqué comment quelque chose comme le capital, qui n'a pas de subjectivité, peut être un sujet :
D'un point de vue hégélien, la capacité la plus abstraite d'un sujet, ce qui rend possible sa liberté, est la capacité de mettre les choses sous son concept universel et de les traiter en conséquence. C’est la manière dans laquelle les produits hétérogènes sont posés en principe par le capital comme porteurs de valeur et de plus-value, la substance universelle du capital, et la manière dans laquelle le processus de fabrication est formé afin de maximiser la valorisation, cela signifie que nous sommes ici confrontés à un ‘sujet’, quoique d'un type logique plutôt que de chair et de sang. D'ailleurs, les moments complémentaires de la conscience, du savoir etc., sont fixés pour autant que cette structure de valorisation impose sa logique aux personnifications du capital, à savoir les propriétaires et les managers.(6)

Les commentaires d'Arthur sont utiles pour expliquer comment Postone conçoit le capital en tant que sujet, mais il critique Postone pour ne pas avoir reconnu que la classe ouvrière est le contre-sujet de l'histoire, celui qui peut nier le capitalisme.(7) Nous avons vu que Postone rejette la vision de Lukács de la classe ouvrière comme sujet -objet transhistorique. Néanmoins, nous devrions faire une pause avant la conclusion, comme beaucoup de lecteurs de Postone le font, pour préciser que le rejet de Postone du travail comme sujet transhistorique implique un rejet complet du rôle de la classe ouvrière dans la négation du capitalisme. En effet, étant donné que le prolétariat est le producteur primaire de la valeur, il devrait jouer un rôle crucial dans la transformation du capitalisme. Dans son livre, il suggère que dans la logique d'un mouvement concernant les ouvriers et visant au-delà du capitalisme,
il devrait à la fois défendre les intérêts des ouvriers et participer à leur transformation - par exemple, en mettant en question la structure donnée du travail, n'identifiant plus les personnes dans les termes qui structurent et participer à repenser ces intérêts.
Ce passage montre que quand nous lisons le travail de Postone, nous ne devons pas sauter de son démenti que le prolétariat est le sujet de l'histoire, à la conclusion qu'il refuse au prolétariat un rôle essentiel dans un mouvement politique allant au-delà du capitalisme. Le problème bien sûr est que le prolétariat doit participer au mouvement paradoxal de se nier lui-même et viser un monde non dominé par le travail prolétaire. Ils doivent se rendre compte qu'ils font partie de la solution seulement dans la mesure où ils reconnaissent qu'ils font partie du problème. Cependant, c’est précisément parce qu'ils sont une partie fondamentale du capitalisme qu'ils doivent être une partie intégrale de toute tentative de surmonter le capitalisme.


Conclusion

Le livre de Postone, Temps, travail et domination sociale : Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, a été édité la première fois en 1993 quelques années après la chute du mur de Berlin. Et, depuis lors, la pertinence des idées de ce travail et de la théorie de Postone en général est devenue plus évidente. Alors que j'écris cette introduction, les personnes à travers le monde font face à une crise du capitalisme global. Les explications de cette crise varient, mais étant donné l'augmentation des licenciements et du chômage, il semble clair que la contradiction que Postone met en lumière de manière répétée, à savoir celle de la dynamique du capital rendant le travail prolétaire en même temps nécessaire et désuet, joue un rôle important. La question à l'avenir demeure la façon dont un mouvement politique pourrait saisir l'occasion dans une telle crise de transformer la dynamique qui domine nos vies et se moque des idéaux de démocratie et de liberté. Le travail de Postone montre que l'espoir pour la démocratie ne se situe pas dans les seules réformes institutionnelles, mais dans l'action politique visant à nier les processus antidémocratiques qui propulsent et détruisent les organisations contemporaines. Un tel appel peut paraître utopique, mais il est en fait nécessaire. Comme Christopher J. Arthur l’a pointé, la dynamique du capitalisme exploite constamment la nature et le travail humain, et sera surmontée à court terme par la révolution ou à long terme par le désastre écologique(8). Le dernier résultat en un certain sens serait le triomphe final de l’hétéronomie, puisque les conditions pour la vie humaine n'existeraient plus. Le travail de Postone représente une tentative de poser des fondements pour réaliser la première possibilité et créer un chemin hors de l'histoire hétéronome.


Viren MURTHY
Université d'Ottawa



Notes

(2) Peter Osborne, “Marx and the Philosophy of Time”, Radical Philosophy 147 January/ February 2008, pp. 15-22, 19.
(3) La mauvaise interprétation de Peter Osborne est étonnante puisque ses ouvrages soutiennent souvent une incroyable ressemblance à Temps, travail et domination sociale de Postone. En particulier, il semble également vouloir historiciser la production de la continuité du temps. Dans son livre, La politique du temps, il critique « l’historicisme » qui « rétablit une continuité abstraite avec le passé sous une forme naturalisée et purement chronologique ». (The Politics of Time: Modernity and Avant-Garde, (London and New York: Verso, 1995), p. 140). Il discute aussi cette forme de continuité en faisant une analogie entre l'argent et le temps abstrait dans le capitalisme. Les invocations d'un concept de temps en soi semblent présupposer une telle continuité abstraite. D'ailleurs, comme Postone, Osborne ne fonde pas la possibilité de l’émancipation humaine dans une relation dynamique transhistorique à la classe ouvrière, mais dans la différence entre valeur et richesse. Voir, Peter Osborne, “Marx’s Philosophy of Time,” op. cit., 21.
(4) Geörg Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein, in Geörg Lukács, Werke, Früheschrif ten 2 Berlin: Herman Luchterhand Verlag GmbH, 1968, 367. L’original allemand dit „Dieses Bild einer sich ununterbrochen bewegenden gespenstischen Starrheit loest sich sogleich ins Sinnvolle auf, wenn ihre Starrheit sich in den Prozess, dessen treibende Kraft der Mensch ist, aufloest.“
(5) La traduction anglaise de Lukács peut porter à confusion parce que le traducteur ne traduit pas uniformément le terme de gespenstige. Dans ce passage, il le traduit par « comme un fantôme » [phantom-like], qui est précis et correspond à la traduction du passage approprié du capital de Marx, mais nous perdons le lien avec l'utilisation postérieure de Lukács du terme.
(6) Christopher Arthur, “Subject and Counter-Subject” Historical Materialism: Research in Marxist Theory, Volume 12.3, 93-102, 95-6.
(7) Il y a d'autres aspects de la critique d'Arthur qui dépassent la portée de cet essai. Cependant, parce que certaines critiques d'Arthur recouvrent d'autres du volume 12.3 de la revue Historical Materialism, consacré au livre de Postone, je traite brièvement une des critiques d'Arthur dans cette note. Arthur récapitule le travail de Postone de la façon suivante :
Il présente la notion du travail d'abstrait d'une manière différente de Marx, qui la présente comme substance de la valeur. En revanche, Postone argumente que, dans l’échange marchand généralisé, le travail est abstrait au sens où, alors que sa propre activité est concrète et produit un produit spécifique, il apparaît socialement comme un moyen d’acquisition de chacune et toutes les marchandises par le mécanisme de l'échange ; par conséquent sa spécificité concrète est déplacée, et elle prend une forme de généralité abstraite. C’est seulement parce que tous les travaux pris ainsi sont intégrés dans une totalité sociale spéciale que leurs produits prennent la forme de valeur.
Cet argument me frappe comme semblable à mettre le chariot avant le cheval. Dans une économie d’échange comme telle, le travail n'a certainement pas la forme de moyens d’acquisition en général, mais seulement partiellement, si on peut trouver cet interlocuteur qui a un besoin particulier de ce qu'on offre. C’est seulement dans une économie monétarisée que le travail devient moyen d'acquisition en général. L'ordre de traitement ne marche pas : travail abstrait→valeur→argent, c’est l'inverse. L'argent pose en principe toutes les marchandises comme valeurs, et leur position de valeur provoque l'identité abstraite des travaux incarnés dans toutes les marchandises. (Historical Matérialism, 12.3, 2004, 99).
D'abord, nous avons vu que Postone affirme explicitement que le travail est la substance de la valeur. Mais plus spécifiquement, ici, plutôt que Postone, il semble que c’est Arthur qui met le chariot avant le cheval, puisqu'il accorde à l'argent le pouvoir de poser en principe toute marchandise comme valeur. Mais alors, pourquoi est-ce que l'argent n'a jamais rempli cette fonction dans les sociétés précédentes ? C'est précisément la question que Marx pose dans le premier chapitre du Capital, quand il discute l'incapacité d'Aristote à dériver la forme valeur. Rappelons que la raison pour laquelle Aristote ne pouvait pas dériver la forme valeur, n'était pas qu'il n'ait pas eu le concept d'argent, mais qu’il n'avait pas un concept de valeur, dans lequel toute chose pu être réduite à une substance homogène, à savoir le travail. Cette substance homogène ne peut pas être le travail concret, mais, comme Postone le précise, un type de travail abstrait, spécifique au capitalisme. Par conséquent, Arthur trompe les lecteurs en opposant le travail, en tant que sujet de valeur, et l'idée que le travail apparaît socialement comme un moyen d’acquisition de n’importe quelle marchandise. C’est précisément parce que le travail abstrait est la substance de la valeur que le travail est moyen d'acquisition des valeurs d’usage dans la société capitaliste.
La critique d'Arthur est encore plus confuse lorsqu'en accusant Postone de trahir la théorie originale de Marx, il cache la manière dans laquelle sa propre théorie de l'argent sort des axes de Marx dans le Capital. Dans son récent livre, qui présente, dans l'ensemble, une lecture extrêmement utile de Marx, il critique explicitement Hegel et Marx parce que
« ni l'un ni l'autre n'ont compris à quel point une économie d'argent est `particulière'» (Christopher J. Arthur, The New Dialectic and Marx’s Capital, (Leyde : Brill, 2004), 9). En bref, Arthur tente de donner à l’argent une plus grande fonction et plus de puissance que Marx ne l’en a doté dans le Capital.
(8) Christopher J. Arthur, “Subject and Counter-Subject,” op. cit. 99.


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