Rechercher dans ce blog

mercredi 3 mars 2010

Reconfigurer le temps historique, Murthy sur Postone (1)

Ce texte de Viren Murthy discute de la 'nouvelle' lecture de Marx proposée par Moishe Postone. Nous publions la traduction, en deux parties, de cette introduction à un recueil de textes suite à un séminaire sur la pensée du philosophe américain à l’Université de Tokyo, disponible en anglais à History and heteronomy



Télécharger Reconfigurer le temps historique en pdf (Grand merci à Palim-psao)

Reconfigurer le temps historique
Interprétation de Marx par Moishe Postone

Introduction de History and Heteronomy: Critical Essays (UTCP Booklet 12, 2009)

par Viren Murthy




Depuis la chute des régimes socialistes d’Etat en 1989 et, peu après, l’orientation de la Chine vers le capitalisme de marché, le socialisme et le marxisme semblent faire résolument parties du passé. Ces sociétés qui paraissaient résister au capitalisme et incarner les espoirs d’une alternative ont toutes capitulé. Leur succès est à présent le plus souvent mesuré à la lumière de leur capacité à développer le capitalisme de marché. Par exemple, tandis que la Russie est critiquée pour sombrer dans des politiques quasi-mafieuses et la corruption, les universitaires, et même des chinois de gauche, ont félicité la Chine de réussir sa transition au capitalisme et de développer une forme alternative d’organisation de marché (1). Dans l'ensemble, les marxistes ont eu une période difficile pour saisir les transformations qui ont eu lieu de la fin des années 1960 jusqu’à présent. En particulier, ils ont été incapables de saisir en critique les sociétés du bloc socialiste et les sociétés capitalistes en tant qu'éléments d'une forme plus globale de domination. En effet, explicitement ou implicitement, les marxistes ont souvent pensé au bloc socialiste comme un type alternatif.

Après la chute du mur de Berlin, l'absence d'une alternative a poussé beaucoup d'anciens marxistes à abandonner le marxisme et à embrasser des théories comme le post-structuralisme ou le déconstructionnisme. De telles théories semblent présenter l'avantage d'abandonner les récits de totalisation et les grandioses projets d'émancipation humaine. Elles offrent la possibilité d’une critique de la totalisation, de la rationalisation et de la bureaucratisation (souvent compris en vertu de conditions génériques telles la « violence » ou le « pouvoir ») indépendamment qu’elles se soient produites dans les états en apparence socialistes ou imprègnent le capitalisme néo-libéral qui infiltre notre monde aujourd'hui. Bien que de telles théories aient une certaine valeur critique, elles sont généralement incapables de donner sens à la trajectoire historique du vingtième et du vingt-et-unième siècles, et, parce que les partisans du post-structuralisme habituellement ne pensent pas à la domination ou à la libération en termes de dynamiques et de structures globales, leurs idéaux et leurs critiques de la violence ne sont guère plus qu'une certaine forme de libéralisme.

L'opposition entre l'indétermination historique post-structuraliste et le focus étroit des marxistes traditionnels sur la domination économique a ainsi mené à une impasse. D'une part, nous avons des marxistes qui soulignent les relations de pouvoir concrètes, mais ne réussissent pas à saisir la dynamique globale de domination qui a infiltré à la fois les Etats socialistes doctrinaires et le capitalisme. Au mieux, le marxisme traditionnel se concentre sur les relations de classe dans les états du ‘socialisme réel’ pour développer une critique très restreinte. Dans cette perspective, la domination socialiste apparaît n'avoir aucun rapport avec le capitalisme. D'autre part, les post-structuralistes s’agitent de manière fructueuse en essayant de saisir les larges problèmes liés à la totalisation. Cependant, le point de vue critique du post-structuralisme (on pourrait ajouter ici d'autres post, tels que le post-colonialisme) à un coût important, à savoir l’incapacité de traiter la spécificité historique du capitalisme. Pour développer leurs arguments les post-structuralistes font souvent appel à un certain type de concept quasi-ontologique et souvent transhistorique, tel que la différence, l'autre réprimé, les spectres, … la liste est presque infinie. En conséquence, ils ne peuvent pas même poser la question de savoir si la totalisation et la rationalisation sont intégralement connectées à la modernité capitaliste. En suivant Martin Heidegger et Friederich Nietzsche, nous trouvons souvent la poursuite post-structuraliste de problèmes de totalité et de métaphysiques chez Platon et Aristote et localisant la violence dans les catégories telles que la présence et la représentation. Avec de telles affirmations, il devient impossible d’examiner si la totalité et la rationalisation se sont constituées en relation à une dynamique historiquement spécifique, à savoir le capitalisme.

L’interprétation de Moishe Postone de la théorie mature de Marx du capitalisme est significative, précisément parce qu'elle fournit un chemin hors de cette impasse. Par une lecture stricte du Capital de Marx, Postone développe une théorie du capitalisme à un niveau d'abstraction suffisant pour analyser non seulement la logique derrière le socialisme d’Etat, l'Etat après la seconde guerre mondiale et les formations économiques dans les soi-disant démocraties Nord Atlantiques, mais de manière primordiale, son cadre nous permet de saisir la reproduction d'un certain noyau dynamique au cours des différentes phases du capitalisme, telle que la phase libérale, celle fordiste et notre phase contemporaine néo-libérale. En fait, dans la perspective de Postone, les régimes d’état socialistes et le mode capitaliste de l’Etat providence d'après-guerre appartiennent à la même période d'Etat centralisé du capitalisme, également connu sous le nom de période fordiste (des années 30 aux années 70). Cette réponse du capitalisme est devenue désuète au début des années 70, par l'apparition du mode néo-libéral, qui lui-même se trouve à présent dans une crise sérieuse.

Si Postone se limitait à fournir une théorie pour comprendre notre monde actuel, comme élément d'une plus grande dynamique du capitalisme, il aurait fait une grande contribution, mais cela serait resté très académique - un cadre avec lequel interpréter le monde, plutôt que pour le changer. Mais au coeur du travail de Postone se trouve précisément l’impératif de changer le monde et de fournir pour la première fois la possibilité de la liberté. Postone avance que la possibilité d'émancipation humaine est à la fois exclue et rendue possible par le capitalisme. Pour comprendre ce point, il est utile de situer son travail par rapport aux marxistes traditionnels et aux théories associant Georg Lukács et l'école de Francfort. Puisque le développement de la position de Postone s’est faite en grande partie contre le marxisme traditionnel et à partir de la critique de l'école de Francfort du marxisme traditionnel, je commencerais par une brève esquisse du marxisme traditionnel et de la position de l'école de Francfort. Puis, je présenterais certains aspects centraux du travail de Postone, me concentrant plus spécifiquement sur la façon dont il développe une théorie du temps historique et de l'émancipation humaine en engageant une discussion critique du travail de Georg Lukács. Puis, j'évaluerais brièvement les récentes critiques du travail de Postone par Peter Osborne et Christopher J. Arthur.

Le Marxisme traditionnel et la possibilité du Socialisme d’émerger du capitalisme.

A la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, les marxistes décrivaient généralement l’histoire en une séquence de stades comprenant l'esclavagisme, le féodalisme, le capitalisme, le socialisme et le communisme. Ils soutenaient que le socialisme émergerait des contradictions du capitalisme et plus spécifiquement du conflit entre ouvriers et capitalistes. Sous cet aspect, le capitalisme diffère des modes de production précédents parce que les liens politiques et les hiérarchies enserrant les personnes sont dissous. Par exemple, à l'Ouest, les positions du serf et du seigneur ont été renversées et avec l'apparition du capitalisme, les gens ont dû satisfaire leurs besoins par l'achat et la vente de marchandises en échange d'argent. La majorité des personnes dans le capitalisme n'ont rien à vendre excepté leur force de travail et elles la vendent aux capitalistes qui possèdent les moyens de production. Le capitaliste fait une plus-value en achetant le travail sur le marché puis en vendant les produits de ce travail pour un plus grand prix que ce qu'il a payé pour le travail. Il vise à augmenter ses bénéfices et cherche ainsi à extraire autant de travail que possible des ouvriers. Selon cette lecture basique du marxisme, éventuellement, des ouvriers ne tolèrent pas d’être exploités et quand ils se rendent compte qu'ils n'ont rien à perdre sauf les chaînes qui les contraignent à vendre leur travail, ils se révoltent et créent une nouvelle société, dans laquelle les moyens de production sont collectivement possédés par les ouvriers.

Dans cette perspective, la possibilité du Socialisme est contenue dans les contradictions du capitalisme. Il y a un certain nombre de raisons à ceci. Par exemple, c'est uniquement dans le capitalisme qu’émerge une classe à la fois libre de liens hiérarchiques mais systématiquement exploitée. D'ailleurs, afin d'augmenter la plus-value, les capitalistes développent considérablement technologie et science, mais ceci requiert un nouveau mode de production (ou de nouvelles relations de production), à savoir le Socialisme.

Cette vue du mouvement du socialisme pose en principe un sujet transhistorique, à savoir le travail, censé être la base de la productivité dans toutes sociétés, mais qui devient conscient de lui-même dans le capitalisme parce que les ouvriers sont libérés des liens hiérarchiques manifestes. En effet, de ce point de vue, l'évolution d'un mode de production à l'autre est en grande partie nécessaire en raison de la productivité croissante du travail. Ainsi dans la perspective du marxisme orthodoxe ou traditionnel, la transition du capitalisme au socialisme est fondamentalement identique à la transition entre tous les autres modes de production. Naturellement, la signification de la négation du capitalisme est supérieure par rapport aux variations précédentes dans le mode de production parce que l'abolition du capitalisme représente la réalisation du sujet historique, à savoir le travail, et cette réalisation est synonyme de l'émancipation humaine, but de l'histoire.

Réponses de l'école de Francfort et de la lecture de Marx par Postone.

Le marxiste hongrois, Georg Lukács, dans ses premiers travaux, et spécialement les membres de l'école de Francfort, tels Théodore Adorno et Max Horkheimer, ont fait une contribution innovatrice à la théorie marxiste en déliant le capitalisme du cadre étroit de l’analyse de classe et en élargissant leur analyse pour inclure ce que Max Weber appelait la rationalisation. Par conséquent, le marxisme peut maintenant expliquer l'énorme bureaucratie qui a émergé après la Grande Dépression partout dans le monde. Leurs théories différaient de beaucoup de marxistes à leur époque, qui soutenaient les bureaucraties des pays socialistes en clamant que de tels régimes s’opposaient au capitalisme et représentaient la classe ouvrière.

Dans la vision d'Adorno et d’Horkheimer, les bureaucraties qui enveloppaient le monde étaient réellement les expressions d'une logique, celle de la forme marchandise du capitalisme. En d'autres termes, en suivant Lukács, ils arguent du fait qu’à la fois la légalité moderne et la valeur d'échange, une face de la forme marchandise, impliquent le même type d'indifférence à la particularité. Du point de vue de la valeur d'échange, tout produit peut être échangé pour un autre, puisqu'ils représentent tous des quantités de valeur ; ainsi l'usage spécifique et la particularité des produits sont niées. De même, dans un système légal moderne, les lois fonctionnent indépendamment de la particularité individuelle. Ils affirmaient lors de l'apparition des grandes bureaucraties que cette indifférence à la particularité devenait de plus en plus totalisante. Cependant, ceci les laissa avec un problème, à savoir qu’ils ne pouvaient pas expliquer comment une société post-capitaliste était possible. Puisque Adorno et Horkheimer avaient renoncé au travail comme sujet transhistorique, ils restaient avec peu ou seulement de vagues points de vue sur la manière de résister à la rationalisation totalisante du capitalisme, à l’instar des idées d'Adorno au sujet de la négativité radicale. Les recherches de l’école de Francfort, comme celles des post-structuralistes peuvent être utiles, mais seulement une fois qu’elles sont reliées à la dynamique contradictoire du capitalisme lui-même. Dans l’approche de Postone, une partie clef de cette analyse implique un retour au rôle du travail dans le capitalisme.

Postone revient à l'oeuvre de Marx pour formuler une théorie capable de suivre Adorno et Horkheimer en fondant le rapport moderne de rationalisation dans le capitalisme, mais il fait écho à Lukács en donnant au travail un rôle central dans son analyse. En d'autres termes, par sa lecture de Marx, Postone montre la manière dont la nature abstraite de la modernité est enracinée dans un nouveau type de médiation par le travail. La toute première ligne du Capital de Marx nous indique que la richesse dans les sociétés capitalistes apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Tout dans notre vie, tels les vêtements que nous portons, la nourriture que nous mangeons et les maisons où nous vivons, sont achetés ou loués en tant que marchandises. Ces marchandises sont des produits du travail d'autres personnes que nous devons acheter avec de l’argent que nous gagnons par notre propre travail. C'est un sens dans lequel la vie dans la société capitaliste est médiatisée par le travail.

Tandis que les marxistes orthodoxes conçoivent le travail trans-historiquement, Postone souligne que le travail dans le capitalisme est historiquement spécifique et que le travail lui-même, plutôt que d’être le point de vue de la critique, doit devenir objet de critique. En d'autres termes, chez Postone, le travail ne remplit pas du tout cette fonction universelle de médiation. Dans la société pré-capitaliste, les liens hiérarchiques étaient souvent plus importants que le travail direct. D'ailleurs, sans nier que les capitalistes et les ouvriers se retrouvent dans un certain nombre de luttes significatives pour des conflits d’intérêt, la logique du capital et la forme marchandise fonctionnent à un niveau plus profond et fournissent les conditions de possibilité de ces luttes. Pour le poser simplement, quand le prolétariat lutte pour de meilleurs salaires ou des horaires de travail plus courts ou même pour de plus grands avantages, ils luttent au sein de l’arène de la production généralisée de marchandises et contre des capitalistes qui visent à augmenter leurs bénéfices. Les limites de telles luttes sont déterminées par la forme valeur et ne sont pas en elles-mêmes un dépassement du capitalisme. Par ailleurs, Postone montre qu’en affirmant son identité de travailleur, le prolétariat réaffirme réellement le caractère fondamental du capitalisme, à savoir la médiation par le travail et la création d'une classe de travailleurs. Nous reviendrons sur ce point vers la fin de cet essai, mais maintenant nous devons noter que, selon Postone, ce qui rend le capitalisme unique n'est pas la formation d'une classe capitaliste, mais l’apparition d'un prolétariat et d'une société médiatisée par le travail. Ainsi la position de Postone nous laisse avec une torsion intéressante de l'expression célèbre de Marx dans le Manifeste communiste, à savoir « l'histoire de toute la société a été jusqu'ici l'histoire de la lutte de classe. » . Selon Postone, le Marx du Capital ne partageait plus une vue si transhistorique des classes. Dans la perspective du Marx mature, la lutte des classes devient une partie centrale de l’histoire seulement au sein du capitalisme. En d'autres termes, les modes de vie pré-capitalistes ne se caractérisent pas par une dynamique totalisante et la classe a une fonction différente dans ceux-ci. Ainsi le terme ‘l’histoire' lui-même doit être compris différemment en analysant la société capitaliste.

La Temporalité de la plus-value relative et la possibilité de l'émancipation humaine.

Les remarques de Postone au sujet du prolétariat ne le mènent pas au pessimisme au sujet des perspectives de créer une société post-capitaliste. Il ne fonde pas simplement la possibilité de société post-capitaliste dans un mouvement prolétaire ; il localise le potentiel de transformation historique dans les contradictions du capitalisme liées à la production de la plus-value relative. Les lecteurs de Marx sont familiarisés avec l’idée de la plus-value et la célèbre formule AMA', où A se réfère à l'argent avec lequel le capitaliste achète la force de travail marchandisée et A' se réfère à l'argent que le capitaliste obtient après la vente des marchandises produit par le travail. Le capitaliste cherche à maximiser la différence entre la valeur de A et de A', c’est-à-dire la plus-value, et il mentionne deux manières de faire ceci. Une voie est de créer de « la plus-value absolue », ce qui implique d'augmenter la durée du jour de travail, mais ceci fonctionne dans certaines limites naturelles. Par conséquent, la manière plus saillante de créer la plus-value est à travers l'augmentation de la vitesse à laquelle les travailleurs produisent. Les capitalistes font ceci en mettant en application de nouveaux modes d'organisation et en développant l'utilisation des machines et de la technologie, en bref, la création de la plus-value relative.

La création de la plus-value relative implique une dialectique entre deux sortes de temps, le temps abstrait et le « temps historique ». Dans la société capitaliste, les travailleurs salariés sont payés à l'heure et pour autant que chaque heure est de 60 minutes, nous nous occupons ici de temps abstrait, ou dans les termes de Postone, le temps comme variable indépendante. Postone distingue cette idée du temps comme « variable indépendante », ou temps abstrait, du temps concret, ou temps comme « variable dépendante ». Pour la plupart, le temps comme variable dépendante se rapporte au temps dans les sociétés pré-modernes, où le temps était fonction des changements concrets, tels que les changements de saisons ou le mouvement du soleil.

Cependant, Postone affirme que le capitalisme lui-même a un type particulier de temps concret, qu’il appelle temps historique. Voici comment Postone décrit ce mouvement dans son livre inaugural, « Temps, travail et domination sociale : Une réinterprétation de la théorie critique de Marx » :

Le mouvement résultant de la détermination substantive du temps abstrait ne peut pas être exprimé en termes temporels abstraits ; il exige une autre armature de référence. Cette armature peut être conçue comme un mode de temps concret. Auparavant, j'ai défini le temps concret comme n'importe quelle sorte de temps comme variable dépendante - une fonction des événements et des actions. Nous avons vu que l'interaction des deux dimensions du travail déterminé comme marchandise est telle que les gains de productivité au niveau social général pousse l'unité temporelle abstraite « en avant dans le temps ». La productivité, selon Marx, se fonde sur le caractère social de la dimension de la valeur d’usage du travail. Par conséquent, ce mouvement du temps est une fonction de la dimension de la valeur d’usage du travail telle qu’elle interagit avec l'armature de la valeur, et peut être compris comme un type de temps concret. En enquêtant sur l'interaction du travail concret et abstrait, qui se trouve au coeur de l'analyse de Marx du capital, nous avons découvert que le dispositif du capitalisme est un mode de temps (concret) qui exprime le mouvement du temps (abstrait). [Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale : Une réinterprétation critique de Marx.]


Le temps concret en tant que temps historique se rapporte au phénomène suivant : en raison du développement de la technologie, une seule heure peut devenir plus dense – le volume qu'on peut et doit produire en un heure augmente. Ces avancées technologiques sont liées à la production de la plus-value relative et de telles augmentations reflètent l’aspect de la valeur d’usage du travail, c’est-à-dire la manière dans laquelle le travail produit de la richesse. Postone se rapporte spécifiquement au passage suivant chez Marx, qui est intéressant de citer complètement parce qu'il aide à expliquer un point crucial, à savoir la distinction entre la valeur et la richesse.

Une quantité plus considérable de valeurs d'usage forme évidemment une plus grande richesse matérielle ; avec deux habits on peut habiller deux hommes, avec un habit on n'en peut habiller qu'un, seul, et ainsi de suite. Cependant, à une masse croissante de la richesse matérielle peut correspondre un décroissement simultané de sa valeur. Ce mouvement contradictoire provient du double caractère du travail. L'efficacité, dans un temps donné, d'un travail utile dépend de sa force productive. Le travail utile devient donc une source plus ou moins abondante de produits en raison directe de l'accroissement ou de la diminution de sa force productive. Par contre, une variation de cette dernière force n'atteint jamais directement le travail représenté dans la valeur. Comme la force productive appartient au travail concret et utile, elle ne saurait plus toucher le travail dès qu'on fait abstraction de sa forme utile. Quelles que soient les variations de sa force productive, le même travail, fonctionnant durant le même temps, se fixe toujours dans la même valeur. Mais il fournit dans un temps déterminé plus de valeurs d'usage, si sa force productive augmente, moins, si elle diminue. Tout changement dans la force productive, qui augmente la fécondité du travail et par conséquent la masse des valeurs d'usage livrées par lui, diminue la valeur de cette masse ainsi augmentée, s'il raccourcit le temps total de travail nécessaire à sa production, et il en est de même inversement.[Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 1, chapitre 1, §2 - Traduction Joseph Roy, 1875]


Quand les améliorations technologiques sont sporadiques et limitées à une entreprise ou même quelques entreprises, la moyenne n'est pas affectée à un degré significatif et les entreprises avec la technologie de pointe peuvent profiter ainsi de leur capacité de produire plus rapidement et augmenter leur plus-value. Elles peuvent exploiter plus de force de travail dans une heure donnée que leurs concurrents. Cependant, pour Marx, la tendance de la société capitaliste est la diminution du temps de travail moyen nécessaire pour produire un produit donné parce que les autres entreprises devront augmenter leur taux de productivité pour rester dans les affaires et concurrencer les capitalistes qui ont de plus grandes possibilités technologiques. Dans ce cas-ci, la valeur des produits individuels diminue, suite à la diminution du temps de travail nécessaire moyen requis pour les produire. En conséquence, toute la valeur produite tend à rester constante, puisque est exigé de produire plus pour chaque heure individuelle. Avec l’augmentation de la vitesse moyenne de production, par conséquent, les sociétés doivent produire plus juste pour exister et produire le même montant de valeur, Postone appelle ceci la « l'effet tapis roulant» ou « le tapis roulant dynamique. »

Le temps historique se rapporte à l'augmentation constante de la productivité créée par les machines et la technologie améliorées. Bien que le montant total de la valeur produite tend à rester constant, la quantité de richesse ou la production de valeurs d’usage augmente. Au début, on pourrait se demander pourquoi la croissance technologique s'appelle « temps historique », mais nous devons garder en tête que pour Postone, les vastes changements historiques du capitalisme libéral, du fordisme puis du mode néo-libéral sont conduits par cette dialectique entre les augmentations de la productivité et la reconstitution des normes de l'heure de travail. Typiquement, lorsque la productivité et la vitesse de production augmentent, cela est cause de crise liée à, entre autres, la surproduction et l'incapacité de réaliser la valeur sur le marché. Pour les traiter, de tels états de crise lancent souvent de nouvelles formes d'organisation politique.

De telles crises sont souvent liées à la différence entre temps abstrait et temps historique, qui reflète alternativement l'espace entre la valeur, qui est mesuré en termes de temps de travail moyen nécessaire, et richesse, qui se rapporte aux produits concrets ou aux valeurs d’usage produits (et qui doit être acheté/consommé pour reproduire le cycle AMA'). Marx a exprimé la distinction entre la richesse et la valeur, dans la citation ci-dessus, en distinguant la face de la valeur d’usage du travail et la production de valeur. Il est important de noter qu'un gain de productivité augmente la richesse matérielle (stoffliche Reichtum) mais diminue la valeur parce que moins de temps de travail est dépensé. Dans la vue de Postone, cette dialectique entre la richesse et la valeur ou le temps historique et abstrait incarne une contradiction, qui indique finalement la voie d’un nouveau futur. Autrement dit, lorsque la technologie s'améliore, le travail salarié devient désuet, mais en même temps, le mode de production capitaliste est organisé autour de l'exploitation du travail salarié ; la valeur est mesurée en termes de temps de travail. En raison de cette dynamique basée sur l'exploitation, l’accroissement de la productivité par la technologie ne bénéficie pas à l'ouvrier ou aux personnes dans leur ensemble, mais mènent souvent à la crise économique et au chômage. Dans la société capitaliste, le progrès technologique rend le travail salarié moins nécessaire, le résultat normal en est le chômage. Cependant, de tels développements technologiques rendent également le capitalisme – une société organisée autour du travail orienté vers l’industrie, des capitalistes et de la plus-value - désuet et ceci rend possible au peuple de délier les progrès technologiques de la logique de la plus-value et d’organiser démocratiquement la puissance productive au profit de l'humanité, plutôt qu’au profit de la création de plus-value. En ce cas, l'histoire cesse d’être « un tapis roulant dynamique d’aliénation » qui contrôle les vies des personnes ; dans la société post-capitaliste, pour la première fois, faire collectivement l'histoire.

Cependant, la réalisation de cette possibilité n'est pas une conséquence naturelle de la société du capital ; c'est un projet politique qui doit nier le lien entre temps historique et temps abstrait qui est propre au capitalisme. Nous reviendrons sur ce problème en traitant la critique de Lukács par Postone dans la section finale de cet essai. Mais d'abord, je me tourne vers une critique récente de l'idée de temps historique de Postone, puisqu’à travers la réponse à cette critique, nous pouvons comprendre plus complètement les buts et les paramètres du projet de Postone.




Notes:

(1) Voir par exemple, Zhiyuan Cui et Roberto Mangabeira Unger, la « Chine dans le miroir Russe », dans The New Left Review, vol. 208, novembre 1994, 78-87. Cet essai plaide contre le « fétichisme institutionnel » en traitant de la Chine et la Russie, en revendiquant d’aller au delà de la dichotomie du plan et du marché. Bien qu'utile, l'essai n'offre pas de catégories pour comprendre les différences des réponses de la Chine et de la Russie dans les grandes transformations historiques du capitalisme.



2 commentaires:

  1. Merci beaucoup pour cette traduction. Si vous souhaitiez poursuivre des traductions de cet auteur, n'hésitez pas à me contacter sur le site " Palim Psao ", j'ai quelques contacts de personnes qui sont prêtes à collaborer sur des traductions. J'ai moi-même commencé modestement une traduction d'une longue interview de Postone donnée à une revue américaine au printemps 2009. Je suis arrivé à la moitié, puis j'ai laissé momentanément tombé. Si quelqu'un veut la poursuivre..

    RépondreSupprimer
  2. reprise des activités souterraines à
    http://taupinieres.blogspot.com/

    RépondreSupprimer

Membres